XIV

 

Où M. de Joinville est forcé de narrer sa mésaventure

 

– Je crois, monseigneur, dit Robert Stuart en sortant le premier de sa retraite, que vous n’avez pas grandes raisons de vous louer de Sa Majesté, et que, si Sa Majesté ne vous accordait pas maintenant la grâce d’Anne Dubourg, vous n’auriez plus contre mon projet d’arguments aussi serrés.

– Vous vous trompez, monsieur, dit le prince de Condé en sortant du côté opposé et en se remettant sur ses jambes ; m’eût-il insulté plus gravement encore, le roi est toujours le roi, et je ne saurais venger sur le chef de la nation une injure personnelle.

– Ce qui vient de se passer alors ne modifie aucunement l’engagement que vous avez pris vis-à-vis de moi, monseigneur ?

– Je vous ai promis, monsieur, de demander la grâce du conseiller Anne Dubourg au lever du roi. Aujourd’hui, à huit heures du matin, je serai au Louvre, où je demanderai cette grâce.

– Franchement, monseigneur, dit Robert Stuart, croyez-vous qu’elle vous soit accordée ?

– Monsieur, répondit avec une dignité suprême le prince de Condé, soyez certain que je ne me donnerais pas la peine de demander cette grâce, si je n’étais à peu près sûr de l’obtenir.

– Soit ! murmura Robert Stuart avec un geste qui indiquait qu’il n’avait pas la même confiance ; dans quelques heures, il fera jour, et nous verrons bien...

– Maintenant, monsieur, dit le prince en regardant tout autour de lui, il s’agit de nous esquiver promptement et intelligemment. Grâce à vos deux épîtres et à la manière tant soit peu insolite dont vous les avez fait parvenir, les portes du Louvre sont gardées comme si elles étaient assiégées, et je crois qu’il vous serait difficile, surtout avec l’uniforme que vous portez, de sortir d’ici avant demain au matin. Je vous prie donc de remarquer qu’en vous emmenant avec moi, je vais vous tirer, vous et votre ami le prêteur d’uniforme, d’un assez mauvais pas.

– Monseigneur, je n’oublie jamais ni le bien ni le mal.

– Croyez que ce n’est aucunement pour commander votre reconnaissance, mais pour vous prouver la loyauté de mes intentions, et, par cela, vous donner l’exemple ; car vous remarquerez qu’il me suffirait purement et simplement de vous abandonner ici pour être dégagé de mon serment, sans toutefois y avoir forfait.

– Je connais la loyauté de M. le prince de Condé, répondit le jeune homme avec une certaine émotion, et je crois qu’il n’aura point à se plaindre de la mienne. À dater de ce jour, je vous suis dévoué corps et âme. Obtenez la grâce de mon père, et vous n’aurez pas de serviteur plus disposé que moi à mourir pour vous.

– Je vous crois, monsieur, répondit le prince de Condé, et, bien que la cause de notre rencontre et la façon dont nous nous sommes rencontrés soient des plus singulières, je ne vous cacherai pas qu’en vertu du motif qui vous le faisait accomplir, j’ai pour votre acte lui-même, si répréhensible qu’il soit aux yeux de tout honnête homme, une certaine indulgence qui va presque jusqu’à la sympathie. Seulement, j’ai besoin que vous me disiez une chose, c’est comment il se fait que vous portiez un nom écossais et que leconseiller Anne Dubourg soit votre père.

– Cela est simple, monseigneur, comme toutes les histoires d’amour. Il y a vingt-deuxans de cela ; le conseiller Anne Dubourg en avait alors vingt-huit ; il fit un voyage en Écosse pour voir son ami John Knox. Il y connut une jeune fille du Lothian ; ce fut ma mère. À son retour à Paris, seulement, il sut que cette jeune fille était enceinte. Il n’avait jamais douté de sa vertu, de sorte qu’il tint pour son fils et recommanda à John Knox l’enfant qu’elle mit au monde.

– C’est bien, monsieur, dit le prince de Condé, je sais ce que je voulais savoir. Maintenant, occupons-nous de notre sortie.

Le prince s’avança le premier et entrouvrit la porte de la salle des Métamorphoses. Le corridor était redevenu obscur et solitaire ; ils s’y engagèrent donc avec une certaine sécurité. Arrivé à la porte du Louvre, le prince jeta son manteau sur les épaules de l’Écossais et fit demander Dandelot.

Dandelot arriva.

En deux mots, le prince le mit au courant de ce qui s’était passé, mais seulement entre le roi, Mlle de Saint-André et les malencontreux visiteurs qui étaient venus les tirer de leur sommeil. De Robert Stuart, il ne fut dit autre chose que ces quatre mots :

– Monsieur est avec moi !

Dandelot comprit la nécessité qu’il y avait pour Condé de s’éloigner au plus vite du Louvre. Il fit ouvrir une porte particulière, et le prince et son compagnon se trouvèrent dehors.

L’un et l’autre gagnèrent hâtivement la rivière sans échanger un seul mot ; ce qui prouvait qu’ils appréciaient tous deux à sa mesure le danger auquel ils venaient d’échapper.

Arrivé sur la berge, le prince de Condé demanda à l’Écossais où il allait.

– À droite, monseigneur, répondit celui-ci.

– Et moi à gauche, dit le prince. Maintenant, trouvez-vous ce soir, à dix heures, devant Saint-Germain-l’Auxerrois. J’aurai, je l’espère, de bonnes nouvelles à vous raconter.

– Merci, monseigneur ! dit le jeune homme en s’inclinant respectueusement, et, permettez-moi de vous le répéter, à partir de cette heure, je vous suis dévoué corps et âme.

Et chacun tira de son côté.

Trois heures sonnaient.

Juste au même instant, le prince de Joinville était introduit dans la chambre à coucher de Catherine de Médicis.

Comment le jeune prince entrait-il, bien malgré lui, à une pareille heure, dans la chambre de la reine mère, et de quel droit le neveu empiétait-il sur les privilèges de l’oncle ?

Nous allons le dire.

Ce n’était pas de sa bonne volonté et d’un cœur joyeux que le pauvre prince venait là.

Voici, en effet, ce qui s’était passé.

On se rappelle que la reine mère était restée chez elle, annonçant qu’elle allait se mettre au lit, où elle attendrait monsieur le prince de Joinville, premier promoteur de tant de scandales, qui viendrait lui annoncer ce qui s’était passé.

Ce qui s’était passé, nous le savons.

Or, le prince de Joinville, tout penaud de ce qu’il venait de voir, était moins disposé que personne à se faire l’historien d’une catastrophe où son honneur conjugal jouait, avant même qu’il fût marié, un triste rôle.

Sans avoir oublié la promesse faite, le prince de Joinville n’était donc aucunement pressé de l’accomplir.

Mais Catherine ne jouissait pas de la même insouciance à l’endroit du secret inconnu. Elle s’était fait dévêtir par ses femmes, elle s’était mise au lit, avait congédié son monde, moins sa femme de chambre de confiance, et avait attendu.

Deux heures du matin avaient sonné. Il n’y avait pas encore de temps perdu.

Puis deux heures un quart, puis deux heures et demie, puis deux heures trois quarts.

Alors, ne voyant paraître ni l’oncle ni le neveu, elle avait perdu patience, avait sifflé sa femme de chambre (l’invention de la sonnette ne remonte qu’à Mme de Maintenon), et avait donné l’ordre qu’on allât chercher le prince de Joinville et qu’on le lui amenât mort ou vif.

On avait trouvé le prince en grande conférence avec le duc François de Guise et le cardinal de Lorraine.

Il va sans dire que le conseil de famille décidait qu’un mariage entre le prince de Joinville et Mlle de Saint-André était devenu parfaitement impossible.

En face de l’ordre donné par la reine mère de passer chez elle, il n’y avait pas eu à reculer.

Le prince de Joinville était parti la tête basse et c’était la tête plus basse encore qu’il arrivait.

Quant au duc de Montpensier et au prince de La Roche-sur-Yon, ils s’étaient esquivés pendant le trajet.

Nous verrons plus tard dans quelle intention.

Chaque minute ajoutait à l’impatience de Catherine. Si l’heure avancée lui commandait le sommeil, l’idée qu’elle allait apprendre quelque bonne aventure à la confusion de sa bonne amie madame l’amirale la tenait éveillée.

« Est-ce lui, enfin ? » se dit-elle.

Puis, au moment où parut le jeune homme :

– Venez donc, monsieur de Joinville, lui cria-t-elle d’une voix assez rude ; je vous attends depuis une heure !

Le prince s’approcha du lit en balbutiant une excuse, au milieu de laquelle tout ce que Catherine put comprendre furent ces mots :

– Que Votre Majesté me pardonne...

– Je ne vous pardonnerai, monsou de Joinville, dit la reine mère avec son accent florentin, que si votre récit m’amuse autant que votre absence m’a ennuyée. Prenez un tabouret, et asseyez-vous dans ma ruelle. Je vois à votre air qu’il s’est passé là-bas des choses extraordinaires.

– Oui, murmura le prince, très extraordinaires en effet, et auxquelles nous étions bien loin de nous attendre !

– Tant mieux ! tant mieux ! exclama la reine mère en se frottant les mains ; contez-les-moi, ces choses, et sans en omettre une seule. Il y a longtemps que je n’ai pas eu un pareil sujet de gaieté. Ah ! monsou de Joinville, on ne rit plus à la Cour.

– Cela est vrai, madame, répondit M. de Joinville d’un air funèbre.

– Eh bien ! quand l’occasion se présente de se divertir un peu, continua Catherine, il faut courir au-devant d’elle, au lieu de la laisser échapper. Commencez donc votre histoire, monsou de Joinville ; j’écoute et vous promets de n’en pas perdre un mot.

Et, en effet, Catherine s’accommoda dans son lit en femme qui prend d’avance toutes ses aises pour n’être pas dérangée en rien dans la satisfaction qu’elle va goûter.

Puis elle attendit.

Mais le récit était difficile à entamer pour monsou de Joinville, comme disait Catherine : aussi monsou de Joinville restait-il muet.

La reine mère crut d’abord que le jeune homme recueillait ses idées ; mais, voyant que le silence continuait, elle allongea la tête sans déranger le reste du corps et jeta sur lui un indescriptible regard d’interrogation.

– Eh bien ? demanda-t-elle.

– Eh bien ! madame, répondit le prince, je vous avoue que mon embarras est grand.

– Votre embarras ! Pourquoi ?

– Mais pour raconter à Votre Majesté ce que j’ai vu.

– Qu’avez-vous donc vu, monsou de Joinville ? Je vous avoue que vous me rendez folle de curiosité. J’ai attendu, c’est vrai, continua Catherine en frottant ses belles mains ; mais il paraît que je n’aurai pas perdu pour attendre. Voyons... Ah ! c’était donc bien pour ce soir, car vous vous rappelez, cher monsou de Joinville, que le billet que vous m’avez remis portait bien : Ce soir, mais ne portait pas de date ?

– C’était bien pour ce soir, oui, madame,

– De sorte qu’ils étaient dans la salle des Métamorphoses ?

– Ils y étaient.

– Tous deux ?

– Tous deux.

– Toujours Mars et Vénus ? Ah çà ! dites-moi, je sais qui était Vénus ; mais Mars ?...

– Mars, madame ?

– Oui, Mars... je ne sais qui était Mars.

– En vérité, madame, je me demande si je dois vous dire...

– Comment, si vous devez me dire ? Je crois bien que vous le devez, et, si vous avez des scrupules, je les lève. Voyons le Mars !... Jeune ou vieux ?

– Jeune.

– Bien fait de sa personne ?

– Bien fait, certainement.

– De qualité, sans doute ?

– De première qualité.

– Oh ! oh ! que me dites-vous là, monsou de Joinville ? fit la reine mère en se mettant sur son séant.

– La vérité, madame.

– Comment, ce n’est point quelque page aveugle et ignorant ?...

– Ce n’est point un page.

– Et ce hardi jeune homme, demanda Catherine ne pouvant résister au désir du sarcasme, ce hardi jeune homme occupe un rang à la Cour ?

– Oui, Votre Majesté... un très haut même.

– Un très haut ? Mais, pour Dieu, parlez donc, monsou de Joinville ! vous vous faites arracher les paroles comme s’il s’agissait d’un secret d’État.

– C’est qu’il s’agit d’un secret d’État, en effet, madame, dit le prince.

– Oh ! alors, monsou de Joinville, ce n’est plus une prière que je vous adresse, c’est un ordre que je vous donne. Dites-moi le nom de ce personnage.

– Vous le voulez ?

– Je le veux !

– Eh bien ! madame, dit le prince en relevant la tête, ce personnage, comme vous l’appelez, n’est autre que Sa Majesté le roi François II.

– Mon fils ? s’écria Catherine en bondissant sur son lit.

– Votre fils, oui, madame.

Un coup d’arquebuse, éclatant inopinément au milieu de la chambre, n’eût pas produit sur le visage de la reine mère une émotion plus violente, une décomposition plus rapide.

Elle passa la main sur ses yeux, comme si l’obscurité de cette chambre, éclairée par une seule lampe, l’empêchait de distinguer les objets ; puis, fixant sur M. de Joinville son regard pénétrant et s’approchant de lui jusqu’à le toucher, elle lui dit à demi-voix, mais avec un accent qui, de railleur, était devenu terrible :

– Je suis bien éveillée, n’est-ce pas, monsou de Joinville ? J’ai bien entendu ; vous venez bien de me dire que le héros de cette aventure était mon fils ?

– Oui, madame.

– Vous le répétez ?

– Je le répète.

– Vous l’affirmez ?

– Je le jure.

Et le jeune prince étendit la main.

– Bien, monsou de Joinville ! continua Catherine d’un air sombre ; je comprends maintenant votre hésitation, j’aurais même compris votre silence. Oh ! le sang me monte au visage ! Est-ce bien possible ! mon fils, ayant une jeune et charmante femme et prenant une maîtresse qui a plus du double de son âge ; mon fils passant à mes ennemis ; mon fils, par le Christ ! c’est impossible ! mon fils, l’amant de madame l’amirale !...

– Madame, dit le prince de Joinville, comme le billet était dans la poche de madame l’amirale, c’est ce que j’ignore. Mais ce que je sais malheureusement, c’est que ce n’était pas madame l’amirale qui se trouvait dans la chambre.

– Comment ! s’écria Catherine, que dites-vous donc, que ce n’est pas madame l’amirale ?

– Non, madame, ce n’est pas elle.

– Mais, si ce n’est pas elle, qui était-ce donc ?

– Madame...

– Monsou de Joinville, le nom de cette personne, son nom à l’instant même !

– Que Votre Majesté daigne m’excuser...

– Vous excuser ! et pourquoi cela ?

– Parce que je suis le seul, en vérité, dont on n’ait pas le droit d’exiger une pareille révélation.

– Pas même moi, monsou de Joinville ?

– Pas même vous, madame. D’ailleurs, votre curiosité est facile à satisfaire, et la première personne de la Cour que vous interrogerez à ma place...

– Mais, pour interroger cette première personne, il me faudra attendre à demain, monsou de Joinville. Je veux savoir le nom de cette personne tout de suite, à l’instant même. Qui vous dit que je n’ai point à prendre telle mesure qui ne souffre pas de retard ?

Et les yeux de Catherine flamboyèrent en se fixant sur le jeune homme.

– Madame, dit-il, cherchez dans toute la Cour la seule personne que je ne puisse pas vous nommer. Nommez-la... Mais moi, oh ! moi, c’est impossible !

Et le jeune prince porta ses deux mains à son visage pour cacher moitié sa rougeur de honte, moitié ses larmes de colère.

Une idée traversa l’esprit de Catherine, pareil au flamboiement d’un éclair.

Elle jeta un cri, et, saisissant et écartant du même coup les mains du jeune homme :

– Ah ! Mlle de Saint-André ? dit-elle.

Le prince ne répondit pas ; mais, ne pas répondre, c’était avouer.

D’ailleurs, il se laissa tomber sur le tabouret placé près du lit.

Catherine le regarda un instant avec une commisération mêlée de dédain.

Puis, d’une voix qu’elle s’efforça de rendre la plus caressante possible :

– Pauvre enfant ! dit-elle, je vous plains de tout mon cœur ; car il paraît que vous aimiez cette perfide. Approchez-vous, donnez-moi votre main, et épanchez vos chagrins dans le cœur de votre bonne mère Catherine. Je comprends maintenant pourquoi vous vous taisiez, et j’ai des remords d’avoir tant insisté. Pardonnez-moi donc, mon fils ; et, maintenant que je connais le mal, cherchons le remède... Il y a d’autres jeunes filles que Mlle de Saint-André en notre Cour, et, s’il n’en est pas d’assez noble et d’assez belle pour vous en notre cour de Paris, nous en demanderons à la cour d’Espagne ou à celle d’Italie. Remettez-vous donc, mon cher prince, et causons sérieusement, s’il est possible.

Mais M. de Joinville, au lieu de répondre à ce discours, qui avait évidemment un but visible et un but caché, celui de le consoler et celui de sonder son courage, M. de Joinville tomba à genoux devant le lit de la reine mère, et cacha en sanglotant son visage entre les draps.

– Grâce, Votre Majesté ! s’écria-t-il en sanglotant, grâce et merci de votre tendre sollicitude... mais je n’ai, à cette heure, de force que pour mesurer ma honte et sentir ma douleur. Je supplie donc Votre Majesté de permettre que je me retire.

La reine mère arrêta sur cet homme, courbé dans sa douleur, un regard de profond dédain.

Puis, sans que sa voix trahît en rien le sentiment qui se peignit dans son regard :

– Allez, mon enfant ! dit-elle en tendant au jeune prince sa belle main, que celui-ci baisa vivement, et venez causer avec moi demain au matin. Jusque-là, bonne nuit, et que Dieu vous garde !

M. de Joinville accepta vivement le congé qui lui était donné et s’élança hors de la chambre.

Catherine le suivit silencieusement des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu derrière la tapisserie ; puis son regard se fixa sur cette tapisserie jusqu’à ce qu’eût cessé le mouvement qu’avait imprimé au tissu mobile le passage du prince.

Alors elle s’accouda sur son oreiller, et, d’une voix sourde, le regard illuminé d’un feu sombre :

– À partir d’aujourd’hui, dit-elle, j’ai une rivale, et, à partir de demain, j’ai perdu tout pouvoir sur l’esprit de mon fils, si je n’y mets bon ordre.

Puis, après un instant de silence méditatif, un sourire de triomphe passa sur ses lèvres.

– J’y mettrai bon ordre ! dit-elle.